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RÉSUMÉ
L’auteure discute de l’invisibilité des inégalités dans le champ du travail social, tant dans les rapports à l’institution que dans les rapports aux destinataires. Elle constate un état d’ambiguïté chez des travailleurs et des travailleuses sociales dont la pensée critique est parfois altérée.
INTRODUCTION
Il y a trois mois encore, je ne connaissais pas le nom de José Bléger. Je ne suis par ailleurs ni thérapeute, ni psychanalyste, ni philosophe. Marie-Claire Caloz-Tschopp m’a quand-même invitée à ce colloque. Ayant accepté l’invitation, je me propose d’apporter ma contribution aux réflexions de ce colloque à partir du champ que je connais un peu, celui du travail social. Mes outils sont ceux de la sociologie. J’ai une première formation en travail social et une seconde en sciences de l’éducation. Durant vingt ans, j’ai exercé le métier de travailleuse sociale, et je travaille depuis bientôt deux décennies comme professeure dans une haute école de travail social où j’enseigne le travail social et mène des recherches.
Je ne suis pas en mesure d’interroger le concept d’ambiguïté. J’en ai retenu une compréhension sans doute beaucoup trop simple, mais, même amputé d’une partie de sa complexité et de son ancrage psychanalytique et thérapeutique, le concept me semble productif pour interroger le travail social. Je retiens cette définition de Bleger : « Dans l’ambiguïté, on n’est pas arrivé à extraire ou à discriminer des termes différents, antinomiques ou contradictoires […] ». Dans l’ambiguïté, le sujet ne «ressent [ni] contradiction [ni] conflit» (Bleger, 1981, p. 206-207). Le texte de Silvia Amati dans l’ouvrage préparant le colloque m’a aidée à clarifier la notion. Elle écrit que la position ambiguë est une adaptation du sujet à un contexte violent. «La position ambiguë», écrit-elle, conduit «à l’extrême […], à une adaptation à n’importe quoi. Dans l’état d’ambiguïté, on assiste à une altération de la pensée critique et des mécanismes d’alarme (Amati, 2014, p.56).
Pour commencer, la question du contexte doit être clarifiée. José Bleger a développé sa pensée pour des situations de violence, de totalitarisme, de guerre. Il est question, chez lui, de personnes ayant subi et d’autres ayant exercé la torture. Peut-on parler d’un contexte violent dans les institutions du travail social? Peut-on le décrire comme relevant du n’importe quoi? Le travail social, aujourd’hui en Suisse, s’exerce dans un État de droit, dans un pays démocratique fondé sur des droits fondamentaux, et non dans un État totalitaire. On est, fort heureusement, loin, très loin, de situations de torture. Les travailleurs sociaux ne sont pas des bourreaux, leurs directions non plus, et les usagers ne sont pas des victimes de violences institutionnelles systématiques. Au contraire, les travailleurs sociaux mettent en œuvre la solidarité sociale: ils et elles attribuent les prestations de la protection sociale et, à ce titre, contribuent à ce que des personnes dans des situations sociales difficiles puissent vivre dans la dignité.
Ce n’est pas pour autant que les droits humains sont toujours respectés. L’État de droit n’empêche pas les inégalités, les injustices et les abus de pouvoir. Il contribue, voire il légitime des inégalités et les reproduit – la protection sociale a un caractère profondément ambigu.
Si le contexte suisse de la protection sociale ne doit pas être désigné comme violent, me semble-t-il, ceci relativement à un contexte totalitaire, je m’intéresserai à la présence éventuelle d’une autre dimension de l’ambiguïté: l’altération de la pensée critique et des mécanismes d’alarme. J’aborderai la question de l’ambiguïté sous l’angle de l’adaptation, de la soumission, à des contextes d’inégalités. Ces inégalités et cette soumission apparaissant cependant comme si ordinaires et si banals qu’elles sont souvent invisibles. Quelles sont ces inégalités? Comment les travailleurs sociaux s’adaptent-ils, ou s’opposent-ils, à ces inégalités? Je discuterai de ces thèmes sous trois angles:
- Ambiguïtés et inégalités dans le rapport à l’institution
- Ambiguïtés et inégalités dans le rapport aux destinataires
- Comment passer de l’ambiguïté à l’indignation, du conformisme à la critique ?
3. AMBIGUÏTÉS ET INÉGALITES DANS LE RAPPORT A L’INSTITUTION
Les travailleurs sociaux sont employés dans des organismes de divers types, publics et privés, appelés des institutions, associations, entreprises. Par commodité, je les appelle les institutions.
Je retiens deux dimensions d’inégalités et d’ambiguïtés. La première concerne les inégalités de salaires entre les hommes et les femmes dans le travail social, la seconde la question de la charge de travail.
INÉGALITÉS DES CONDITIONS D’EMPLOI HOMMES – FEMMES
Les travailleurs sociaux hommes gagnent 370 francs de plus par mois que les femmes un an après le diplôme d’une Haute école spécialisée (HES) et 500 francs de plus 5 ans après le diplôme (cf. tableau 1). Pourquoi pareille différence, qui n’est pas spécifique au champ du travail social, est-elle tolérée ? Comment peut-elle seulement exister alors que la Suisse a interdit toute forme de discrimination [1] et se fonde dans sa Constitution depuis 1981 sur le principe d’égalité entre femmes et hommes [2]? Une partie de l’explication, mais une partie seulement, réside dans le fait que les femmes travaillent dans des postes non dirigeants et à temps partiel, comme le montre le tableau 1 pour le travail social. De tels postes sont moins bien rémunérés.
Tableau 1. Situation 1 an et 5 ans après l’obtention du titre HES en travail social, cohorte diplômée en 2008 [3]
FEMMES | HOMMES | DIFFÉRENCE H-F | |
REVENU MENSUEL BRUT STANDARDISÉ (PLEIN TEMPS), VALEUR CENTRALE, EN FRANCS | |||
---|---|---|---|
APRÈS 1 AN | 6’633 | 7’000 | 367 |
APRÈS 5 ANS | 7’475 | 7’975 | 500 |
FONCTION DIRIGEANTE EXERCÉE | |||
APRÈS 1 AN | 16% | 26% | 10 points |
APRÈS 5 ANS | 27% | 36% | 9 points |
POSTE À TEMPS PARTIEL | |||
APRÈS 1 AN | 75% | 61% | -14 points |
APRÈS 5 ANS | 80% | 58% | -22 points |
Les institutions de l’action sociale reposent – comment pourrait-il en aller autrement? – sur la division sexuée du travail qui impose une ségrégation des professions selon deux principes organisateurs: «le principe de séparation (il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes) et le principe hiérarchique (un travail d’homme ‘vaut’ plus qu’un travail de femme)» selon la définition de Danièle Kergoat devenue classique (Kergoat, 2000). Pourquoi les femmes acceptent-elles ces inégalités? Parce qu’elles sont banales et ordinaires, parce qu’il est si courant que les femmes gagnent moins tout en travaillant plus (en tenant compte du travail domestique non salarié) que cela est perçu comme «normal». Nous ne le voyons plus, c’est l’habitude, la tradition. Parce que s’opposer aux discriminations a un coût, demande une organisation collective, et le succès en est incertain. Rester dans l’ambiguïté procure un confort par absence de conflit.
Or, ignorer sa propre discrimination à la place de travail risque de rendre aveugle aux discriminations que les destinataires peuvent rencontrer, qu’il s’agisse de femmes subissant des discriminations liées au genre ou d’hommes et de femmes discriminés en fonction de leur statut de séjour, de leur nom ou de leur couleur de peau, de leur l’âge ou de leur état de santé.
AMBIGUÏTÉS FACE À LA CHARGE DE TRAVAIL EN SERVICE
Il est un problème, spécifique au service social, auquel les assistants sociaux se sont habitués depuis les débuts de la profession: une charge de travail que l’on doit qualifier d’irraisonnable. Un nombre de dossiers très élevé, laissant souvent moins de 10 heures à consacrer à une personne dans une année conduit les travailleurs et les travailleuses sociales dans de nombreux services à devoir réduire leurs prestations à une intervention de type « pompier », comme le disent les professionnel-le-s: interventions d’urgence et de courte durée lorsque la situation est déjà dégradée.
Dire que les travailleurs et les travailleuses sociales se sont habitués à ne travailler que dans l’urgence et à court terme n’est pas tout à fait exact. Ils et elles ont mené des actions à de réitérées reprises, dans divers secteurs et régions, pour demander des moyens supplémentaires. Souvent, mais pas toujours, sans grand résultat.
Comment expliquer l’acceptation – la banalisation – de conditions de travail non conformes aux standards professionnels, ne permettant pas de répondre aux besoins ni de respecter les droits des destinataires? La référence à la vocation, la fierté d’exercer un métier du care contribuent sans doute à masquer le fait que le travail social est un métier comme un autre, dont les conditions de production sont déterminantes pour la qualité des prestations. En acceptant des conditions de surcharge, ils et elles acceptent de mal travailler; ils et elles acceptent que leur engagement pour autrui soit exploité.
Or banaliser, ignorer ses propres conditions de travail rend aveugle face aux conditions de travail des personnes qui s’adressent aux travailleurs sociaux.
4. AMBIGUÏTÉS ET INÉGALITÉS DANS LE RAPPORT AUX DESTINATAIRES
Plus nette encore se présente l’ambiguïté dans le rapport aux destinataires. Les prestations du travail social relèvent du service public et sont, pour cette raison, inscrites dans les droits fondamentaux et les principes d’égalité et de justice. Or à y regarder de plus près, dans les lois et dans les pratiques institutionnelles, des inégalités sont prévues: les aides sont conditionnées à un jugement sur le comportement des personnes – pour accéder à un stage, il faut se montrer motivé. Les prestations sont accordées selon une hypothèse sur le succès supposé de la mesure d’aide – un coach est financé pour autant que les autorités estiment que la mesure permette le retour à l’emploi.
Tout cela est loin d’être absurde. Cependant, le glissement vers des inégalités injustes est programmé. D’excellentes raisons plaideront pour la sélection des «bons risques», pour une aide «au mérite», pour la sanction des destinataires refusant de s’adapter aux contraintes du travail, par exemple. Plus concrètement et plus ordinairement, des travailleurs sociaux et leurs responsables trouveront des arguments parfaitement cohérents expliquant pourquoi il ne faut pas soutenir la formation de telle mère de famille nombreuse. Ils et elles développeront des arguments très raisonnables contre l’ouverture de telle maison de quartier durant toute la durée des vacances scolaires. Ils et elles légitimeront facilement le non-respect de la protection des données personnelles d’une personne demandant une rente invalidité par des motifs administratifs et d’efficacité.
Ce sont ces inégalités, ces contraintes, ces injustices au quotidien, pas nécessairement spectaculaires, pas toujours dramatiques, ces injonctions auxquelles se plient les travailleuses et les travailleurs sociaux sans même s’en rendre compte. Ils et elles se trouvent dans ces états d’ambiguïté où ils ne «ressent [ni] contradiction [ni] conflit» (Bleger, 1981, p. 206-207) et où, comme l’écrit Silvia Amati, leur « pensée critique et [leurs] mécanismes d’alarme » (Amati, 2014, p.56) sont altérés.
5. COMMENT PASSER DE L’AMBIGUÏTÉ À L’INDIGNATION, DU CONFORMISME À LA CRITIQUE?
Comment passer de l’ambiguïté à l’indignation, du conformisme à la critique ? C’est le troisième et dernier aspect que je traiterai brièvement. Stéphanie Pasche (2014) pose bien cette question dans le texte préparant à ce colloque: comment maintenir une appartenance à l’institution tout en maintenant un projet critique? Autrement dit, comment construire une analyse critique?
Si le problème n’est pas propre au travail social, comme en témoigne ce colloque, certains obstacles spécifiques se dressent dans les métiers de l’aide : la responsabilité pour autrui, l’engagement personnel et leur corollaire, la culpabilité, opèrent (Rose & Wulf-Schnabel, 2013). A l’inverse, les éléments favorisant la construction d’une analyse et d’une action critiques sont, me semble-t-il, la réflexion en collectif de professionnel-le-s, les connaissances (la formation) qui étayent l’analyse ainsi que, en retournant l’obstacle en légitimation, l’engagement pour les destinataires.
En conclusion, je rappelle le slogan des travailleurs et travailleuses de la fonction publique en Grande-Bretagne dans les années 1979: In and against the State, dans et contre le système. Puisse-t-il servir de boussole qui permette de quitter l’ambiguïté au sens de Bleger.
BIBLIOGRAPHIE
(1979). In and Against the State. London Edinburgh Weekend Return Group.
Amati Sas, Silvia (2014). L’ambiguïté comme défense dans les traumas extrêmes. In Caloz-Tschopp, Marie-Claire (dir.) (2014). Ambiguïté, violence et civilité. (Re)lire aujourd’hui José Bleger (1923-1972) à Genève. Paris : L’Harmattan, p. 51-67.
Bleger, José (1981). Symbiose et ambiguïté. Paris : PUF.
Caloz-Tschopp, Marie-Claire (dir.) (2014). Ambiguïté, violence et civilité. (Re)lire aujourd’hui José Bleger (1923-1972) à Genève. Paris : L’Harmattan.
Kergoat, Danièle (2000). Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe. In Hirata H. et al., Dictionnaire critique du féminisme. Paris PUF, p.35-44.
Pasche, Stéphanie (2014). Brouiller les frontières. Autour de quelques ambiguïtés d’une psychologie féministe. In Caloz-Tschopp, Marie-Claire (dir.) (2014). Ambiguïté, violence et civilité. (Re)lire aujourd’hui José Bleger (1923-1972) à Genève. Paris : L’Harmattan, p. 119-130.
Rose, Barbara, Wulf-Schnabel, Jan (2013). Von der Schwierigkeit, die Lohnarbeitsverhältnisse zum Thema zu machen. Soziale Arbeit als Lohnarbeit. Widersprüche, 128, pp. 87-109.
NOTES
[1] Loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes du 24 mars 1995, art. 3: «Il est interdit de discriminer les travailleurs à raison du sexe, soit directement, soit indirectement, notamment en se fondant sur leur état civil ou leur situation familiale ou, s’agissant de femmes, leur grossesse.»
[2] Constitution fédérale 1999, art. 8, Egalité. «Tous les êtres humains sont égaux devant la loi. Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique. L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale».
[3] OFS (2015). Les personnes diplômées des hautes écoles sur le marché du travail. Premiers résultats de l’enquête longitudinale 2013. OFS: Neuchâtel.