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RÉSUMÉ
Dans cet article, l’auteure identifie des niches d’ambiguïté dans les pratiques professionnelles en profondes mutations des travailleurs sociaux, soumises aux nouvelles formes de management. Comment alors est-il possible de transformer l’ambiguïté en création sociale, afin que ce qui fonde ces métiers de l’humain, la relation, l’intersubjectivité restent au cœur de leurs interventions?
INTRODUCTION
Je me suis plongée dans la lecture de José Bleger comme dans un bain froid, avec un enthousiasme mitigé et des doutes quant aux liens que je pourrais établir entre ce que dit José Bleger sur l’ambiguïté et mes réflexions en cours. Je ne connaissais pas le terme d’ambiguïté, en tout cas au sens où en parle José Bleger!
Très rapidement il est devenu évident pour moi que le concept d’ambiguïté développé par José Bleger permettait un éclairage tout à fait pertinent pour des réflexions spécifiques que je mène à propos des pratiques professionnelles des travailleurs sociaux en profonde mutation, dans un contexte de désengagement progressif de l’Etat dans le financement des institutions sociales et de l’aide sociale. J’en suis arrivée à penser qu’il revêt un intérêt pour la compréhension de la manière dont les professionnels développent leurs activités dans un cadre prescrit, où les injonctions paradoxales sont fréquentes.
Je fais une analyse depuis ma place, ma fonction de responsable de la formation continue à la HETS de Genève où nous observons les évolutions de la nature de l’activité professionnelle, les transformations des manières de travailler en lien avec les changements sociétaux, des populations, le développement des connaissances. Nous constatons aussi les modifications des formes de management, ainsi que des lois et règlements qui organisent les institutions et leurs effets sur le travail social.
Après avoir posé quelques définitions, je développe mon propos en deux parties:
Dans un premier temps je m’interroge sur le repérage de l’ambiguïté dans le travail social, puis je discute la possibilité d’une transformation de l’ambiguïté en création sociale, les formes de résistance qui peuvent être conviées pour un tel but. Quels défis, quels choix alors pour les travailleurs sociaux? Dans une deuxième temps, je propose une manière de transformer des situations d’ambiguïté en situations de créativité sociale. Commençons pour poser des définitions-clés de ma réflexion: l’ambiguïté, le groupe, le travail social.
DÉFINITIONS
Les termes ambiguïté, groupe et travail social sont au centre de cet écrit.
L’ambiguïté selon le Grand Larousse Universel est le «caractère de ce qui est ambigu: l’ambiguïté d’une situation, d’un texte, d’un personnage» [1].
Donc je cherche ambigu [2]: «se dit de quelque chose dont l’interprétation, le sens sont incertains; équivoque, exemple une réponse ambiguë. Je trouve aussi des synonymes: équivoque, incertitude, imprécision, ambivalence, manque de clarté».
Une autre définition note qu’un sujet est ambigu lorsque l’on peut le comprendre de plusieurs manières.
Qu’est-ce que cette définition-là a à voir avec celle de José Bleger dont je rappelle l’essentiel ici? «Pour le sujet qui vit l’ambiguïté ou qui la manifeste, il n’y a ni doute, ni incertitude, ni confusion. Il y a indifférenciation, ce qui revient à dire déficit de la discrimination et de l’identité ou déficit de la différenciation entre moi et non-moi. …en d’autres termes le sujet ambigu n’est pas parvenu à former des contradictions, pas plus qu’il n’est parvenu à discriminer des termes différents: ceux-ci sont pour lui équivalents, comparables ou co-existants» (Caloz-Tschopp, 2014, 25).
En lisant ces différentes définitions, on comprend alors rapidement que selon d’où on observe l’ambiguïté – depuis le langage courant ou depuis la recherche en psychanalyse qui s’occupe de l’inconscient – celle-ci ne sera pas décrite de la même façon, et elle ne sera pas perçue pareillement.
Les groupes, est une notion fondamentale chez José Bleger (Caloz-Tschopp, 2014, 29-49) qu’il étudie avec beaucoup de précision pour les décrire tant du point de vue de leurs formes, leur constitution, leur évolution, leur particularité. Il différencie le groupe dans les institutions et le groupe comme institution, celle-ci étant définie comme l’ensemble des normes, des règles et des activités regroupées autour des valeurs et des fonctions sociales, insistant sur la nature des liens entre ses membres comme condition de l’évolution du groupe, de l’institution, de l’organisation, définie comme une disposition hiérarchique des fonctions qui s’effectue à l’intérieur d’un édifice délimité.
Gardons à l’esprit que selon José Bleger: «l’être humain avant d’être une personne est toujours un groupe, pas dans le sens où il appartient à un groupe mais dans celui où sa personnalité est un groupe», et donc n’oublions pas dans cette introduction que «la dissolution d’un groupe peut entraîner la désagrégation de la personnalité» (Caloz-Tschopp, 2014, 46 ) Comme la réorganisation d’une organisation aura des effets majeurs sur chaque individu qui la compose.
TRAVAIL SOCIAL
Le domaine du travail social est défini en ces termes par le Dictionnaire suisse des politiques sociales [3]:
«Dénomination globale des professions sociales et de leur champ d’action. La finalité du travail social est de remédier aux défectuosités de la vie en collectivité en portant une attention particulière aux populations les plus fragiles, en favorisant leur accès aux ressources: assurances sociales, aide sociale ou éducative».
Par ailleurs, selon la définition internationale du travail social approuvée par l’assemblée générale de IASSW (The International Association of Schools of Social Work) le 10 Juillet 2014 Melbourne [4]:
«Le Travail social est à la fois une pratique professionnelle et une discipline dans le champ des connaissances. Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le pouvoir d’agir et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités, sont au cœur du travail social. Etayé par les théories du travail social, des sciences sociales, des sciences humaines et des connaissances autochtones, le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous ».
Gardons en mémoire quelques principes, valeurs, objectifs du travail social relevés par ces définitions:
- Les principes des droits humains et de la justice sociale sont fondamentaux pour la profession;
- La cohésion sociale, la responsabilité sociale collective, le respect des diversités sont des axes fondamentaux;
- Le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous.
QUE VOYONS-NOUS, QUE VIVONS-NOUS AUJOURD’HUI DANS LE TRAVAIL SOCIAL?
Dans notre quotidien professionnel, nous repérons des changements que ceux-ci soient annoncés, explicités, argumentés ou qu’ils soient mis en place insidieusement.
Il devient alors impératif d’analyser notre environnement, de noter les modifications de l’organisation de notre travail, de repérer les terminologies employées; certains mots sont parfois détournés de leur signification première ou alors leur sens est transformé.
Le cadre spatio-temporel de l’activité dans le travail social est modifié. L’activité réelle est affectée dans ce qu’elle a de plus essentiel: le rapport social et l’intersubjectivité. Comment cela se manifeste-t-il du point de vue du travail, des relations, du temps, de l’espace, du rapport à l’argent?
LE TRAVAIL RÉEL
Le travail se modifie, il «s’administratise», permettez-moi ce terme peu académique, pour décrire la mainmise des logiques gestionnaires sur l’organisation du travail, sous prétexte de la crise et de la baisse des subventions. Une telle baisse intervient dans un contexte d’économie soi-disant en berne, à une époque où la répartition des richesses n’a jamais été aussi inégale, et où la minorité de riches sont toujours plus riches et dirigent de plus en plus les orientations politiques. Qu’observons-nous au quotidien sur les effets de cette «gouvernance» (George 2014,13)? Notons que le terme de «gouvernance» [5] prend la place du terme de «gouvernement», ce qui est une manière de dénaturer le sens du terme classique de gouvernement.
Ce que j’imagine ou plus précisément ce que je formule comme hypothèse en voyant le fonctionnement de la finance dans le travail social, est que l’argent apparaît comme une substance qui crée de l’addiction; plus on a d’argent, plus cherche à en avoir. Le processus qui a lieu induit, la quantité n’ont plus de limite. Dématérialisation, virtualité, absence de liens sociaux de «qualité». En effet, qu’en est-il du travail réel qui sollicite les corps, les chairs, les émotions, les conflits, les joies, les solidarités, les discussions, l’échange de points de vue, la diversité des croyances, des valeurs, etc.?
Le travail, au sens de la qualité relationnelle qu’il devrait promouvoir, perd sa valeur. Le travailleur social qui s’engage dans son travail avec tout son être existe de moins en moins. Il est éloigné des objectifs d’un travail pour lequel il a été formé, ce pourquoi il a été engagé dans sa profession. Il est de moins en moins reconnu pour son expertise à accompagner des personnes en difficulté, pour ses compétences relationnelles, d’observation, pour la satisfaction qu’engendre son intervention auprès des individus et des groupes. Ce qui compte c’est la quantité: sa capacité à rencontrer un grand nombre de bénéficiaires, à développer une activité productive en termes de résultats. Alors que les subventions baissent, le nombre de dossiers augmente. On exige qu’il «fasse plus avec moins».
Son travail semble coûter (trop) cher mais ne devrait-on pas en dire autant du capital? (George 2014, 13) «qui draine les richesses, tout en s’appropriant une rémunération démesurée».
Le travailleur social est ainsi éloigné de ce qui fait le cœur de son métier. Donnons quelques exemples:
- Il a un ordinateur sur lequel il doit rentrer toutes les données tout en menant à bien l’entretien avec une famille, un patient etc. L’ordinateur s’immisce comme tiers dans la relation et éloigne les protagonistes physiquement et psychiquement.
- Il doit prendre de plus en plus de décisions à distance par téléphone, par mails interposés. «Rationalisez vos rendez-vous et ne les effectuez qu’en cas de nécessaire utilité», lui assène-t-on. Quelle définition donner alors à cette nécessaire «utilité»? Autant de professionnels autant de pratiques, autant d’usagers, autant de réponses différentes. Usager, ce terme devient d’usage courant dans la profession. Il est mal approprié aux personnes qui sont en difficulté sociale, professionnelle, de handicap etc. Derrière ce mot, on peut entendre: qui est usagé, que l’on met à la poubelle? Qui abuse de «l’usage» de quoi, comment et pourquoi?
- «Vous ne pouvez pas faire un skype au lieu de vous déplacer à un rendez-vous, à une réunion?» «Vous savez combien coûte une heure de réunion à quatre personnes plus les déplacements de chacun?». A ces détracteurs, on a alors envie de répondre: «vous savez combien coûte à la société l’isolement, la déliquescence du tissu social?» Mais si on le formule en ces termes, immédiatement on entend: «vous l’avez chiffré»? La quantité efface, fait disparaître la qualité: là se loge l’ambiguïté. On se retrouve alors déconsidéré car toute activité non quantifiée ne doit pas exister, dans une telle logique gestionnaire.
Et nous avons tous beaucoup d’autres exemples que nous pouvons partager. Nous pourrions prolonger la liste des paradoxes absurdes.
Être éloigné de la qualité de notre travail par une telle logique ou alors l’accepter comme allant de soi n’est-ce pas se trouver pris dans en situation d’ambiguïté?
ET LES LIENS SOCIAUX, LE RAPPORT SOCIAL?
Les institutions sont garantes de la mise en place des conditions pour rendre possible un vivre ensemble. Elles édictent des lois et des règles pour un environnement sécurisé, pour créer les espaces publics pour un engagement citoyen et démocratique. Quand ces mêmes institutions traversent de profondes mutations, sont soumises à de perpétuelles transformations, où la seule chose qui ne change pas est le changement lui-même, comment peuvent-elles être garantes d’un ordre social basé sur la «qualité» des liens et des références professionnelles? Les membres d’une institution sont ballotés par les multiples réorganisations imposées, la non persistance des liens puisque les équipes de travail sont modifiées, les références diluées. En parallèle, on assiste à un paradoxe ambigu: d’un côté l’autonomie de chacun est prônée et il en découle pour chaque professionnel une responsabilité individuelle accrue et de l’autre toujours plus de moyens de contrôler l’activité, toutes les activités, sont mises en place. Pris en tenaille, le travailleur a-t-il alors une autre liberté que celle d’appliquer ce qui lui est demandé? Ne devient- il pas impuissant à décider par lui-même, à moins qu’il en arrive à ne plus être dérangé par le paradoxe de sa situation.
L’ambiguïté ne réside-t-elle pas aussi dans cette niche-là?
La destruction des liens sociaux se voit aussi dans la mise en place de pratiques professionnelles tournantes, où le patient à domicile, par exemple, verra chaque jour un soignant différent. Ce fonctionnement garantit une bonne organisation du travail selon les nouvelles règles managériales, mais au mépris de ce qui est nécessaire à un soin accompli: la création, la durée, la permance d’une relation d’aide.
Pour pouvoir exister, une institution, un groupe doivent compter sur l’ensemble des membres qui le/la compose, et ceux-ci doivent pour évoluer ensemble, être porteur du projet institutionnel, en partager les différents ingrédients dans un souci permanent de prise en compte d’autrui. Ce qu’il fait doit pouvoir être fondé sur une confiance à-priori, et tant que celle-ci n’est pas démentie, elle doit ainsi cimenter les actions communes.
Alors si l’on en croit José Bleger (Caloz-Tschopp, 2014, 42 ) qui écrit à propos de la sociabilité syncrétique:
«(elle) correspond à ce que je considère comme une loi générale des organisations, à savoir que dans toute organisation les objectifs explicites pour lesquels elles ont été créées risquent toujours de passer au deuxième plan, en mettant au premier la perpétuation de l’organisation en tant que telle».
Et qui continue par:
«…je pourrais commencer par dire que toute organisation a tendance à maintenir la même structure que le problème qu’elle essaie d’affronter et pour lequel elle a été créée».
Une telle loi générale des groupes et des institutions soulignée par José Bleger n’est plus assurée.
Nous avons tous beaucoup d’autres exemples en mémoire qui pourraient alonger la liste des faits évoqués.
L’ATTAQUE DE LA PLACE DU TEMPS DANS LE TRAVAIL
Faire toujours plus vite, faire plusieurs choses à la fois, faire dans des temps extrêmement limités, cela coûte moins cher, nécessite moins d’investissement financier et au niveau des ressources humaines. Il n’est pas étonnant que l’on voie aussi se développer les contrats de travail à durée déterminée (CDD) dans la profession du travail social, comme dans d’autres secteurs.
Travailler plus vite, traiter l’information à toute allure grâce à internet, aux emails. Qui d’entre nous à la fin d’une journée ne s’est pas dit en faisant le bilan: aujourd’hui j’ai rempli ma journée en traitant de l’information, j’ai rempli des grilles qui permettent d’évaluer mon activité, j’ai construit des budgets, j’ai transmis des données à ma hiérarchie afin qu’elle puisse elle-même répondre aux besoins de ses supérieurs de récolter des données quantifiables pour l’aide à la décision. Les «managers» sont voraces: toujours plus de chiffres, de graphiques, pour toujours plus de contrôles et toujours plus de règlements….pour répondre à ce qui s’appelle le «processus qualité», aux exigences des financiers, aux directives.
Qu’ai-je fait auprès des jeunes, des aînés, des familles, des groupes aujourd’hui?
Question que l’on doit se poser régulièrement et qu’il devient de plus en plus difficile de se poser tout simplement.
- «Raccourcissez vos temps d’entretiens, plus vous donnez de temps plus ils en demandent». A cette injonction, courante dans le travail, on pourrait répliquer: «est-ce que vous savez ce que recouvre le travail d’accompagner quelqu’un sur le chemin du soin, du désendettement, de l’insertion professionnelle, de l’éducation?».
- «Pour rencontrer quelqu’un vous comptez deux minutes, pour lui donner ses médicaments trois minutes, pour remplir un questionnaire en vue d’une recherche d’emploi dix minutes». Le travail est entré dans l’ère de la «quantophrénie». Vincent de Gaulejac (2011) définit une telle attitude comme une pathologie consistant à vouloir traduire systématiquement les phénomènes sociaux et humains en langage mathématique.
- «Vos formations de quatre jours, vous ne pouvez pas les donner sur une journée, ce serait suffisant! Ou même par l’intermédiaire des plateformes e-learning cela éviterait de nous déplacer et de libérer nos collaborateurs; ils pourraient travailler depuis leur bureau, depuis chez eux!».
A une telle injonction concernant la formation de base et la formation continue, nous pourrions rétorquer: «vous savez comment se déroule un apprentissage, comment quelqu’un apprend, ce que le processus d’apprentissage exige, le temps qu’il faut pour intégrer, faire sien, puis transférer les connaissances transmises dans sa pratique professionnelle?». La méconnaissance est flagrante. Elle coûte cher en terme de la qualité professionnelle qu’exige tout processus de formation.
Les recherches en pédagogie, montrent qu’il existe des temps incompressibles, humains, et telle une grossesse, certains processus de formation qui permettent un développement, une maturation ne peuvent être raccourcis.
- «Vous accompagnez un jeune pour qu’il s’inscrive à la maison de quartier?» dit-on à un travailleur social hors murs, «ne pourriez-vous pas vous contenter de lui donner l’adresse; il a deux jambes il peut y aller seul». Ce jeune ne sait ni lire ni écrire……
Dans une telle conception du travail, de la formation, combien reste-t-il de temps pour rencontrer les clients, patients, usagers?
Et d’autres exemples de ce type, nous en avons tous, beaucoup.
ET L’ESPACE PUBLIC DE RENCONTRE DANS LE TRAVAIL?
Dans un contexte, certes, de rationalisation urbaine, l’espace public de rencontre est modifié. Il existe de moins en moins de bâtiments disponibles, si je me réfère à Genève en particulier, et à toutes les communautés urbaines en général. L’espace est radicalement réduit et transformé:
- Ce qui s’appelle les «open space», décrits comme des espaces de grande convivialité par excellence, sont soumis aux bruits perpétuels des téléphones, des discussions, des interpellations; certes ils permettent de gagner de la place (tant de m² par professionnel, tous le même nombre de m²) mais que devient l’espace de confidentialité dans le rapport aux personnes, l’espace psychique nécessaire au travail, à la concentration, à la pensée, à l’élaboration complexe des suivis de situations traitées: la préparation des entretiens, la rédaction des dossiers, des rapports, la rencontre des bénéficiaires etc?
Ce type de lieux facilite le contrôle des employés, permet de vérifier qu’ils ne s’adonnent pas à des tâches privées, qu’ils n’utilisent pas les deniers publics à des fins personnelles. Mais les open space ne permettent pas la prise en compte de la perte de la motivation, du désengagement professionnel par une réalisation de la mission a minima.
- On pourrait parler aussi ici de l’enseignement à distance où on se retrouve seul devant son PC pour faire une formation en cours d’emploi. Que devient le groupe comme support de l’enseignement, de la mutualisation des connaissances et des compétences?
- On pourrait évoquer les colloques, comme espace d’échanges: ils sont limités en nombre, en fréquence, et sont réduits parfois au traitement des questions administratives. Les réunions pour discuter des situations, évoquer une problématique sociale, la difficulté d’un collaborateur avec un bénéficiaire, manquent. Ces rencontres pourtant nécessaires sont parfois remises en cause, disqualifiées, ou alors qualifiées de luxe inutile. Une éducatrice me disait l’autre jour: «la manière dont on réussit encore à travailler est un luxe, les autres équipes ne travaillent plus ainsi». Ce qu’elle appelait un luxe c’était de pouvoir se réunir entre éducateurs une heure et demi toutes les six semaines en supervision, afin d’aborder des situations extrêmement violentes avec des jeunes et pouvoir prendre des orientations élaborées avec des collègues. Est-ce un luxe ou ce type de travail ne devrait-il pas faire partie naturellement du travail social, afin que les professionnels puissent tout simplement faire leur travail, durer dans la profession, rester en bonne santé, et continuer à aider au mieux ces jeunes en déshérence?
Cet exemple est un autre cas qui traduit une autre situation d’ambiguïté dans les conditions de travail.
Je retrouve cela dans ce que décrit S. Amati: «Mon intention est de préciser les formes psychiques qui montrent un consentement tacite à n’importe quel contexte ou à toute réalité, même la plus injuste et la plus illégitime, en lui accordant une qualité d’évidence, de familiarité, de banalité ce qui faciliterait le conformisme social», (Caloz-Tschopp, 2014, 53).
LA PLACE DE L’ARGENT DANS LES SERVICES PUBLICS
Le travail social coûte cher, est-il dit dans les discours dominants influencés par l’économie, mais que rapporte-t-il?
Avec les nouvelles politiques publiques qui considèrent l’individu comme responsable de ce qui lui arrive, la pauvreté, le chômage, l’inégalité des chances, les discriminations ne sont plus des problèmes de société, mais sont issus de problématiques individuelles. Cette vision correspond au «nouvel esprit du capitalisme» (Boltanski&Chiapello,1999).
L’individu est le coupable tout désigné. Il doit payer pour ce qui lui arrive, l’Etat financera de moins en moins l’aide sociale dont il a besoin et il devra, s’il peut investir, retrouver son capital financier, ultérieurement.
Il devient difficile d’évoquer l’Etat subventionneur, financeur de l’aide sociale par exemple, sans adjoindre la mention, «retour sur investissement» en pièces sonnantes et trébuchantes. Il est de moins en moins possible d’évoquer l’engagement du service public comme condition de la qualité de vie de chaque citoyen, de chaque famille, de chaque collectif pour le bien de l’ensemble de la société.
Evoquons aussi la formation continue des travailleurs sociaux qui doit s’autofinancer sous prétexte de devoir jouer le jeu du marché concurrentiel de la formation, et d’y être présent avec les mêmes règles que les organismes privés. Les professionnels du social se paient de plus en plus eux-mêmes leur formation sous prétexte qu’ils auront un retour sur investissement tout au long de leur carrière, alors même qu’obtenir un titre postgrade ne leur certifie pas une reconnaissance salariale.
Cet autofinancement se durcit année après année et nos instances dirigeantes publiques nous disent: «On a un mur devant nous, on ne peut pas le faire tomber, il faut faire avec». Et cela bien que dans le privé les conditions salariales ne soient pas les mêmes, les budgets dédiés à la formation continue sont bien plus importants. Sommes-nous vraiment dans la non-concurrence avec l’autofinancement de la formation continue publique?
Ambiguïté ou pas ambiguïté? Voici encore quelques exemples:
Les discours énoncent uniquement du coût des dépenses de l’Etat mais ne parlent pas aussi de ce que cela rapporte à l’Etat, à la société en formant, en soignant, en accompagnant des sujets qui se construisent comme citoyens, respectueux des lois, engagés dans la société dans un esprit solidaire?
D’autres discours martèlent: arrêtons de diminuer les prestations de ceux et celles qui en ont plus besoin, et mettons en place des salaires au mérite pour des institutions, afin de trouver des ressources pour le maintien des prestations sociales.
Qui va pouvoir ouvertement ne pas être en accord avec de tels arguments discutables et ambigus, même si à terme le risque de dumping salarial est bien présent?
Au détriment de qui se fera alors le maintien des prestations sociales?
Si l’on se rappelle les définitions données au départ de cet exposé et particulièrement
- Les principes des droits humains et de la justice sociale sont fondamentaux pour la profession;
- La cohésion sociale, la responsabilité sociale collective, le respect des diversités.
Ne nous trouvons-nous pas dans une situation d’ambiguïté de la part de nos politiques? Ne nous trouvons-nous pas dans une situation d’ambiguïté dans le travail social si les professionnels se conforment à cette nouvelle règle pour des salaires au mérite, s’ils acceptent qu’il n’y a pas d’alternative à ce scénario?
LA TRANSFORMATION DE L’AMBIGUÏTE, QUELLE MARGE DE MANŒUVRE?
La question de départ était: comment résister à ce mouvement destructeur du lien de qualité et de la créativité?
Je n’apprécie guère le terme de «résistance», que l’on peut entendre en terme de confrontation, de frottement, d’opposition. Je m’interroge sur ce que je fais pour convertir l’ambiguïté, présente chez chacun, en une dynamique qui enrichit le travail, mais autrement que par la résistance, qui de mon point de vue est connotée négativement.
Je préfère me poser la question en ces termes: «de quoi ai-je besoin pour faire mon boulot, pour accomplir ce pourquoi j’ai été engagée et ce pour quoi, m’engager fait sens»?
Il est nécessaire de nous interroger toutes et tous quotidiennement à propos des normes, des règles, des cadres proposés; ceux-ci peuvent permettre d’améliorer nos pratiques, et qu’ainsi tous ensemble, nous puissions accomplir notre mission.
L’intention n’est pas de refuser les nouveaux cadres de travail, les nouvelles directives, les nouvelles enveloppes budgétaires, mais plutôt de regarder en quoi elles vont participer à améliorer les pratiques professionnelles, ou comment il est possible de changer sa manière de travailler pour continuer à évoluer, en respectant les principes du travail social.
Je m’associe à une psychanalyste de l’éducation quand elle écrit: «En clinicienne, je me situe dans une épistémologie qui postule que toute action est portée par un sujet qui mobilise ses connaissances, ses techniques, savoir-faire, mais également ses qualités humaines, ses processus psychiques» Cifali (2012, 161).
Par son propos elle résume ce qui, de mon point de vue, participe à la conversion de l’ambiguïté en création sociale, ce qui permet de remettre au-dessus de la pile des dossiers l’attention aux personnes, sans qui, les travailleurs sociaux n’auraient pas lieu d’être, à savoir, les jeunes, moins jeunes, les groupes, familles en difficulté professionnelles, psychologiques, de santé, financières.
Pour chacun de nos actes nous avons le devoir de nous interroger sur leur pertinence pour le projet que nous menons; améliorera-t-il notre pratique, apportera-t-il des éléments utiles à autrui, donnera-t-il une sécurité plus importante, un environnement favorable à son développement, sa maturation et à partir de là, sera-t-il plus à même de venir en soutien à ses proches, à ses collègues, à ses voisins, à son entourage, à la collectivité, au débat publique et à l’engagement citoyen?
Est-ce que je prends la bonne décision quand je décide de diminuer la part financière de tel ou tel projet pour l’attribuer à un autre, ou bien est-ce qu’ainsi je vais contribuer à alimenter les dimensions administratives, gestionnaires au détriment de la dimension humaine?
Pour ce faire nous devons maintenir ou réintroduire la notion du symbolique, de la pensée dans nos actes, dans nos relations. Nous devons questionner ce qui nous est imposé, nous devons discuter les bases d’une nouvelle organisation, la comprendre afin de pouvoir la faire sienne, non par esprit de conformisme mais avec une posture critique, non pas en s’assujettissant mais bien en montrant en quoi nos propositions vont enrichir le projet premier.
Rien ne sert de s’opposer pour s’opposer, stérilement, restons une force de proposition mais pas seul, pas isolé, en groupe, à plusieurs, en mutualisant les connaissances, les savoir-faire, les expériences.
Et si nos dirigeants disent que cela coûte cher de se réunir pour travailler, que cela coûte bien cher de se former, que cela coûte cher… tous ces projets qui durent plusieurs mois, l’enjeu est de pouvoir alors leur démontrer ce que l’on a déjà réalisé, la satisfaction des publics que l’on accompagne, ce en quoi on a contribué au bien public, par exemple par un absentéisme moins important, par une diminution des plaintes, moins de violence entre les jeunes, moins de dégradations de locaux etc.
Pour une partie et une partie seulement de notre travail il faut répondre sur le même registre que celui de nos gestionnaires, cela crée un langage commun et nous permet de mieux comprendre leurs logiques. Ne refusons pas par principe d’entrer dans le monde comptable, de l’évaluation, du contrôle, des tableaux et des graphiques, mais témoignons de notre réalité; ce qui est explicite pour nous professionnels du social, ne l’est pas forcément pour les personnes de l’administration, de l’informatique, du financier, du logistique.
Ainsi, je l’espère, l’inter-professionnalité, l’interdisciplinarité prendra tout son sens, toute son importance.
Montrons ce qui fait la spécificité de la qualité de toute activité humaine dont le média principal est la relation et l’outil de base est soi-même. Le contenu avant la forme, le processus avant les fins, les moyens avant les résultats, puis ensuite nous pouvons montrer le cadre, la forme, les résultats obtenus.
Pour se comprendre il faut partager les mêmes supports ; nous ne déconstruirons pas ce monde-là, mais nous pouvons participer à une évolution qui soit plus empreinte de justice sociale et de relations humaines, ensemble.
CONCLUSION
Dans ce texte j’ai un parti pris: mettre en évidence les niches de l’ambiguïté dans le travail social afin d’apprendre à repérer ces situations, à les analyser, à les partager pour les convertir en créativité, en autonomie réelle, en une forme de liberté retrouvée, avec le souci de ne pas être empêché de travailler.
Le travail social ne se résume pas à ce que j’en rapporte dans ce propos mais pour conserver ce qui en fait sa richesse, ne laissons pas les mauvaises herbes envahir notre terrain d’action, et empêcher la reproduction de ce qui fonde le travail social: sa qualité. Le faire évoluer est bien entendu nécessaire en fonction des besoins des personnes les plus nécessiteuses, et qui doivent rester au centre, au premier plan de nos intentions, de nos décisions, de nos piles des «à faire», ces listes que nous constituons jour après jour et qui parfois font passer sous la pile les sujets, les groupes en difficulté.
Nous avons tous des expertises, mettons-les en valeur, donnons-leur la valeur qu’elles ont, rendons-les visibles, et incontournables. Restons au cœur des décisions qui construisent et sous-tendent nos activités professionnelles.
En conclusion, permettez-moi de citer le postulat optimiste d’une psychanalyste de l’éducation: «Les questions philosophiques de la liberté et de l’aliénation, de la création et de la destruction, nous survivront», Cifali (2012,162).
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Anzieu, Didier.1975. Le groupe et l’inconscient. L’imaginaire groupal, Paris: Dunod.
Bleger, José. 1981, Symbiose et ambiguïté, Paris: PUF.
Caloz-Tschopp, Marie Claire. 2014. Ambiguïté, violence et civilité, (Re)lire aujourd’hui José Bleger (1923-1972), Paris: L’Harmattan.
Cifali, Mireille, et Perilleux Thomas. 2012. Les métiers de la relation malmenés, répliques cliniques, Paris: L’Harmattan.
Freud, Sigmund.1981. Psychologie des foules et analyse du moi, in Essais de psychanalyse, Paris: Payot.
Gaulejac de, Vincent. 2011. Les raisons de la colère, Paris: Seuil.
Gaulejac de, Vincent. 2005. La société malade de la gestion, Paris: Seuil.
George, Susan. 2014. Les Usurpateurs Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Paris: Seuil
KAËS, René, et coll. 2003. L’Institution et les institutions, études psychanalytiques, Paris: Dunod.
Searles, Harold.1977. L’effort pour rendre l’autre fou, Paris: Gallimard
Tschopp, Françoise, Libois, Joëlle, et Bolzman, Claudio. 2013. Le travail social à la recherche de nouveaux paradigmes: inégalités sociales et environnementales, Genève: IES Editions.
Zuppiroli, Libero. 2010. La bulle universitaire, faut-il poursuivre le rêve américain?, Lausanne: Editions d’en bas.
NOTES
[1] http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ambigu%c3%aft%c3%a9/2720?q=ambigu%c3%aft%c3%a9#2714 (récupéré le 14 mars 2015).
[2] http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ambigu/2718?q=ambigu#2712 (récupéré le 14 mars 2015).
[3] http://www.socialinfo.ch/cgi-bin/dicoposso/show.cfm?id=806 (Récupéré le 14 mars 2015).
[4] http://www.eassw.org/global-social-work/8/gdsw-definition-internationale-du-travail-social.html (Récupéré le 14 mars 2015)
[5] [En ancien français, la gouvernance désignait certes l’habileté politique et la capacité à assurer le maintien de l’ordre, mais ce terme s’appliquait principalement au comportement individuel et à la gestion domestique. Il a été transposé dans le contexte de l’entreprise dans les années 1970 et la formule de «gouvernance d’entreprise» est aujourd’hui entrée dans l’usage. La bureaucratie européenne, par abus de langage, en a fait un synonyme de gouvernement].